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Mercredi 18 février, 23 heures
Abe s'arrêta net au pied de l'escalier.
Elle était emmitouflée dans son gros pardessus, devant la porte vitrée qui donnait sur la rue. Sa chevelure flamboyante était toujours coiffée en un chignon soigné, si serré qu'Abe en eut mal pour elle. Son profil semblait taillé dans la pierre, tant elle restait immobile.
Il fut surpris de la voir là. Il aurait cru qu'elle rentrerait chez elle après la réunion, qui s'était achevée une demi-heure plus tôt. Chacun était parti de son côté. Spinnelli s'était rendu dans son bureau, et avait passé l'ordre de poster des policiers en faction aux trois endroits indiqués sur les cartes. Mia avait filé, en emportant un grand carton rempli des effets personnels de Ray Rawlston, son ancien coéquipier.
Elle avait pris bien soin d'effacer toute trace de l'homme qui avait passé tant d'heures à travailler à la table dont Abe avait hérité. Il n'enviait pas la tâche pénible qui attendait Mia : rapporter les affaires personnelles d'un collègue tombé au champ d'honneur à sa veuve, ce n'était jamais une partie de plaisir. Abe l'avait fait une fois, longtemps auparavant, avant d'être promu au grade d'inspecteur.
Il n'y avait pas grand-chose à rapporter : juste la casquette de base-ball de son partenaire.
Il avait dû réconforter l'épouse que ce dernier laissait derrière lui. Il lui avait tapoté l'épaule, tandis qu'elle sanglotait en serrant le couvre-chef contre son cœur. Elle n'avait pas pleuré, ni à l'hôpital ni à l'enterrement, mais n'avait pu retenir ses larmes en recevant des mains d'Abe cette maudite casquette. Il était rentré chez lui et s'était longuement défoulé, en martelant de coups son sac de sable, jusqu'à ce que Debra vienne le voir, inquiète. Elle avait couvert de baisers ses phalanges meurtries et l’avait serré fort dans ses bras, en lui murmurant à l'oreille les mots de réconfort que seules savent prononcer les épouses.
Et Debra était morte, elle aussi, à présent.
Comme elle lui manquait ! Il se laissa aller un court instant à l'émotion. Que serait sa vie, maintenant, si sa femme n'avait pas été fauchée dans la fleur de l'âge ? Il s'aperçut alors qu'il n'avait pas bougé d'un centimètre. Il avait encore les yeux rivés sur le profil de Kristen Mayhew, tandis qu'elle contemplait fixement la rue obscure. Il se demanda quelles étaient ses pensées. Sans doute avait-elle peur. Elle avait toutes les raisons d'être effrayée. Même si Spinnelli avait donné des ordres pour qu'une voiture de patrouille passe devant chez elle toutes les heures, et même si elle avait les numéros de téléphone portable de tous les inspecteurs de la brigade.
Il s'approcha d'elle à pas lents et s'éclaircit la gorge avant de demander :
— Suis-je hors de portée de votre bombe lacrymo ?
Il vit Kristen, dans le reflet de la porte vitrée, esquisser un faible sourire.
— Vous n'avez rien à craindre, inspecteur, dit-elle à voix basse. Je croyais que vous étiez déjà parti.
Il s'arrêta à quelques centimètres d'elle — plus près de son corps qu'il n'en avait eu l'intention. Il sentit son parfum, et resta cloué sur place. Quand elle lui avait serré le bras, dans le parking, elle était très près de lui, déjà, mais l'odeur d'huile de vidange et de gaz d'échappement avait tout recouvert.
Il s'en apercevait, maintenant : elle sentait bon. Elle était très jolie. Il aurait préféré ne pas s'en rendre compte.
— Je m'apprêtais à rentrer chez moi, dit-il. Je vous croyais partie depuis une bonne demi-heure.
— J'attends un taxi.
— Un taxi ? Pourquoi ?
— Parce que vous avez fait mettre ma Toyota à la fourrière, et que l'agence de location de voitures est fermée, à cette heure-ci.
Abe hocha la tête. Quelle bande d'idiots ! Il n'arrivait pas à croire qu'aucun d'entre eux n'y ait pensé, avant de se séparer.
— Vous n'avez pas d'ami qui puisse venir vous chercher ?
— Non.
Elle avait répondu sans la moindre trace d'amertume dans la voix.
Ce « non » veut-il dire quelle n'a pas d'ami qui puisse venir la chercher ce soir-là, ou qu'elle n'a pas d'ami du tout ?
Cette pensée le surprit lui-même, autant que le besoin qu'il ressentait soudain de la protéger. Mais de quoi ? D'un justicier assoiffé de sang, doublé d'un voyeur ? De sa solitude ?
De moi ?
— Je vais vous raccompagner, lança-t-il sans réfléchir. C'est sur mon chemin.
C'était un mensonge, bien sûr, mais elle ne pouvait pas le savoir.
Elle sourit.
— Comment pouvez-vous dire ça ? Vous ne savez même pas où j'habite.
Là, elle se trompait, et pour l'en persuader il récita à voix haute son adresse, avant de hausser les épaules d'un air gêné.
— Je vous ai entendue donner votre adresse à Spinnelli, pour qu'il la transmette à l'équipe de protection. Laissez-moi vous raccompagner, Kristen. J'inspecterai votre maison, histoire de vérifier qu'il n'y a pas de justicier voyeur dans les placards...
— Oui, c'est vrai que cela m'inquiète un peu, admit-elle. Vous êtes sûr que ça ne vous dérange pas ?
— Sûr et certain. Mais il faut que je vous demande deux faveurs...
Ses yeux verts exprimèrent aussitôt de la méfiance. Et il se demanda pourquoi. Ou, plutôt, quipouvait avoir fait naître chez elle une telle méfiance à l'égard des hommes.
— Lesquelles ? demanda-t-elle sèchement.
— La première, c'est que vous arrêtiez de m'appeler « inspecteur », dit-il calmement. Appelez-moi Abe, je vous en prie.
Il vit les épaules de Kristen se détendre, sous le lourd pardessus.
— Et la seconde ?
— Je suis affamé. J'avais prévu de m'arrêter quelque part pour manger un morceau. Voulez-vous vous joindre à moi ?
Elle hésita, puis hocha la tête en disant :
— Moi non plus, je n'ai pas dîné.
— Parfait. Mon 4x4 est garé sur le trottoir d'en face.
Mercredi 18 février, 23 heures
Il était prêt. Il passa un dernier coup de chiffon sur le canon mat de son fusil, et vit qu'il était comme neuf. C'était normal : un homme avisé doit prendre soin de ses outils. Ce principe de base lui avait été très utile, ces dernières semaines.
Il approcha de son visage la photo, dans son cadre argenté, et murmura :
— Six de moins, Leah. Qui sera le prochain ?
Il reposa délicatement le fusil sur la table et plongea la main dans le bocal. Celui qui avait abrité le poisson rouge de Leah. Elle avait toujours eu un poisson rouge. Et ceux qui se succédaient dans le bocal avaient tous invariablement été baptisés Cleo. Quand un poisson mourait, un autre Cleo apparaissait comme par miracle dans le bocal, dès le lendemain. Leah refusait d'admettre que le précédent était mort, et ne manifestait aucun chagrin. Elle se contentait d'aller à l'animalerie acheter un nouveau poisson.
Il avait trouvé un Cleo mort dans le bocal de Leah, le jour où il avait identifié son corps. Il n'avait pas eu le courage d'en racheter un autre.
A présent, le bocal contenait les noms de toutes les personnes qui avaient été indûment acquittées, au terme d'un procès où Kristen Mayhew avait représenté l'accusation. Des meurtriers, des violeurs, des pédophiles, qui tous avaient été relâchés parce qu'un avocat de la défense sans scrupules avait trouvé une faille dans la procédure. Ces avocats ne valaient pas mieux que leurs clients. Ils étaient mieux habillés, c'était tout.
Il fouilla un instant au milieu des bouts de papier, puis se figea lorsque ses doigts entrèrent en contact avec un bord corné. Avant de se lancer dans sa mission, il s'était demandé par lequel de ces criminels il convenait de commencer. Il avait tenté de déterminer quel crime était le plus affreux, quelle victime méritait le plus d'être vengée : le temps lui serait compté, dès lors que la police serait en alerte, et il n'aurait sans doute pas le loisir de les châtier tous. Et puis, il savait que Kristen risquait de prévenir la police. Mais cela valait le coup de prendre le risque. Comme ça, grâce à lui, elle savait qu'elle n'était pas toute seule. Ne sachant par quel malfaiteur commencer, il avait donc mis les noms de ses cibles dans le bocal, et laissé à Dieu le soin de guider sa main.
Il prit le papier plié et regarda en souriant la marque qu'il avait lui-même faite — histoire d'aider Dieu à faire son choix...
Quel châtiment allait-il choisir, pour l'homme dont le nom était écrit sur ce bout de papier fatal ? Il y avait, en effet, des méfaits pires que d'autres. Le viol et les actes de pédophilie étaient des crimes prémédités. Des vices qu'il fallait punir sans la moindre pitié. Alors, il avait corné tous les bouts de papier liés à des crimes sexuels.
Il fixa la feuille un long moment avant de la déplier. Sa dernière cible avait été une priorité. Ross King devait mourir. Aucun honnête homme n'aurait pu dire le contraire. Il était mort lentement, et dans les plus grandes souffrances. A la fin, il avait imploré sa grâce si pitoyablement...
Il s'était souvent demandé, naguère, s'il aurait le cran de frapper un homme implorant sa pitié. Il savait à présent qu'il en était capable.
Il avait bien agi, cette nuit-là. Il avait débarrassé le monde d'un parasite dangereux pour la société. Dieu devait être content. Et les innocents étaient un peu plus en sécurité, désormais. Cela l'avait conforté dans sa décision de choisir en priorité les bouts de papier cornés. Il demeurait quand même une part de hasard, et le choix final appartenait encore à Dieu. Quand il aurait épuisé toutes les feuilles repliées, il passerait aux crimes moins graves. Et s'il ne parvenait jamais à ce stade, il aurait quand même la satisfaction de savoir qu'il avait éliminé les pires.
Il déplia le petit bout de papier et son sourire devint carnassier.
Oui, je suis prêt.
Mercredi 18 février, 23 h 35
— Mais c'est très bon.
Abe gloussa.
— Ça a l'air de vous étonner, répondit-il.
— En effet.
Kristen observa un instant le sandwich grec à la lumière des réverbères qui défilaient à l'extérieur de la voiture. Ils n'étaient qu'à quelques kilomètres de chez elle, mais elle n'avait pu se retenir de mordre dans le sandwich, moins d'une minute après avoir quitté le drive-in. Elle avait plus faim qu'elle ne l'aurait cru.
— Qu'est-ce qu'il y a dedans ?
— De l'agneau, du veau, des oignons, de la feta et du yogourt. Vous n'en avez jamais mangé ? C'est vrai ?
— Là d'où je viens, on ne mange pas beaucoup de plats exotiques.
— D'où venez-vous ?
Elle regarda son sandwich un long moment, si long qu'il cru qu'elle n'allait pas répondre.
— Du Kansas, finit-elle par lâcher.
Abe se demanda ce qu'elle avait bien pu laisser derrière elle, là-bas, qui lui pesait tant sur le cœur.
Il s’efforça de répondre d'un ton léger :
— Sans blague ! Moi qui croyais que vous étiez originaire de la côte Est…
— Eh bien, vous aviez tort, répliqua-t-elle, la tête tournée vers la vitre. Tournez à droite au prochain feu.
Il n'ajouta rien, tandis qu'elle lui indiquait d'une voix tendue comment se rendre chez elle. Arrivé sous l'auvent de sa maison, il se tourna vers elle pour contempler son visage.
Ou plutôt son profil. Elle regardait droit devant elle, en évitant son regard. Et sans oser regarder sa propre maison.
— Je peux vous conduire jusqu'à un hôtel, si vous le souhaitez, murmura-t-il.
Elle se raidit un peu plus.
— Je parle sérieusement, Kristen, reprit Abe. Personne ne pourrait vous reprocher de ne pas vouloir dormir chez vous, cette nuit. J'inspecterai votre maison pendant que vous rassemblerez quelques affaires dans un sac.
— Non, dit-elle fermement. J'habite ici. Je ne vais pas me laisser déloger de ma propre demeure !
Elle emballa les restes de son sandwich grec et ramassa l'ordinateur portable posé à ses pieds.
— Je vous remercie pour votre proposition, poursuivit-elle. Mais ce justicier ne semble pas me vouloir du mal. Ma maison est équipée d'un signal d'alarme, et les agents que Spinnelli a chargés de ma protection passeront régulièrement devant chez moi. Tout va bien se passer, ne vous en faites pas. Si vous insistez, je veux bien que vous inspectiez rapidement les lieux, mais alors dépêchons-nous. Il faut que j'aille nourrir mes chats.
Abe ne put s'empêcher d'admirer son courage lorsqu'elle ajouta, avec un sourire en coin :
— Même si mes chats ne valent pas grand-chose, côté protection.
Il la suivit jusqu'à la porte de la cuisine et attendit, avant d'entrer, qu'elle désactive le signal d'alarme. Elle appuya sur l'interrupteur et Abe laissa son regard vagabonder dans la pièce. Il vit des appareils électroménagers en plastique marron, un papier peint gris métallisé tapageur, des meubles en aggloméré dénués de charme. Il était clair qu'elle n'avait pas eu encore assez d'insomnies pour se lancer dans la rénovation de cette morne cuisine… Son regard se posa de nouveau sur elle : raide comme la justice, elle restait emmitouflée dans son manteau. Dans la pénombre, il l'entendit déglutir. Le besoin de la réconforter l’envahit de nouveau, mais il commençait à la connaître. Elle le repousserait, même si ses intentions étaient tout ce qu'il y avait de plus honnête. Il se força à rester immobile, et garda les mains dans ses poches.
— Vous voulez faire votre inspection dans le noir, ou avec l’éclairage ? demanda-t-elle.
— J'allumerai dans chaque pièce, l'une après l'autre.
Il regrettait déjà qu'elle ait refusé d'aller à l'hôtel. Etait-elle vraiment en danger ? Il n'aurait su le dire. Mais de toute évidence, elle était encore inquiète, et cela le perturbait.
A pas lents, il commença à visiter la maison. Allumant la lumière du salon, il remarqua le papier peint à rayures bleues. Elle avait fait du bon travail. Il songea soudain à Annie, sa sœur. Elle était décoratrice de profession, et n'aurait pas fait mieux.
Il se dirigea vers les deux chambres d'amis et n'y trouva nulle trace d'un voyeur, pas plus que dans la salle de bains, avec ses étagères remplies de produits de beauté soigneusement alignés. Tout y était si propre, si bien rangé, qu'on aurait cru qu'elle attendait un invité. Il se demanda aussitôt lequel, et s'attendit à trouver de la mousse à raser et un rasoir près de la vasque. Mais il n'y en avait pas.
Aucune trace de présence masculine...
Il se moqua amèrement de sa propre jalousie. C'était vraiment déplacé, et totalement absurde. Si elle avait un homme dans sa vie, elle lui aurait demandé de venir la chercher à la brigade, au lieu d'attendre le passage d'un taxi.
Et, quand bien même elle aurait un homme dans sa vie, cela ne le regardait en rien.
Il ouvrit la porte de la chambre de Kristen, l'œil aux aguets, mais ne perçut aucun mouvement dans la pièce. De toute façon, il ne s'attendait guère à y trouver quelqu'un. Il appuya sur l'interrupteur et constata que Kristen avait beaucoup de goût dans le choix de son mobilier. Des meubles et bibelots art déco emplissaient la chambre, créant une atmosphère chaleureuse et raffinée. Il ne vit aucune dentelle, aucun ruban, mais il y avait quand même une ambiance féminine dans la pièce. Cela venait peut-être de l'édredon à l'ancienne qui recouvrait le lit. Et peut-être aussi du parfum persistant qui flottait dans l'air. Un chat noir au poil lustré était couché sur l'oreiller, et le jaugeait d'un œil aussi vert et méfiant que le regard de Kristen.
Abe pointa sa lampe de poche sous le lit et ouvrit le placard, rempli de tailleurs noirs, anthracite et bleu marine. Visiblement, le talent qu'avait Kristen pour choisir les couleurs de son logis ne s'étendait pas à sa garde-robe. Peut-être cela était-il dû à un code vestimentaire tacite propre aux magistrats. Il s'étonna quand même de l'absence de tenues de soirée, de robes du soir, d'escarpins vernis. Interrompant un instant son inspection, il caressa le chat et lui grattouilla le crâne. Puis il sortit de la chambre et se rendit dans la cuisine, où Kristen était en train de mettre de l'eau dans une théière en porcelaine ornée d'un motif floral rose. Elle n'avait toujours pas retiré son manteau d'hiver, et Abe se demanda si elle comptait vraiment passer la nuit chez elle.
— Rien à signaler au rez-de-chaussée, déclara-t-il.
Elle hocha la tête en silence.
— Où est la porte qui mène au sous-sol ? demanda Abe.
Elle désigna une porte derrière elle.
— Regardez bien où vous mettez les pieds, dit-elle. C'est un peu le fouillis, en bas.
Ce que Kristen Mayhew appelait « fouillis » était mieux rangé que les maisons de ses frères et sœurs, songea-t-il. La cheminée était poncée, dévoilant la teinte naturelle du bois. Quelques échantillons de bois teinté étaient posés sur son manteau. Abe soupira. L'« humble serviteur » de Kristen avait raison. C'était cerisier, le meilleur choix.
Kristen sursauta lorsqu'elle entendit les pas d'Abe Reagan faire grincer les marches de l'escalier menant au sous sol. Elle ne savait pas vraiment ce qui la rendait aussi nerveuse. Etait-ce de savoir qu'un assassin épiait ses moindres mouvements lorsqu'elle était chez elle ? Ou bien était-ce la présence d'un homme dans sa maison, pour la première fois depuis qu'elle y avait emménagé ? Elle inspira profondément, et l'arôme du thé qui infusait l'apaisa suffisamment pour qu'elle recouvre sa contenance.
Abe Reagan, rengainant son pistolet dans son holster d'épaule, réapparut dans la cuisine.
Son pistolet. Il avait donc sorti son arme. Un frisson lui parcourut l'échine.
— Tout va bien ? s'enquit-elle d'un ton neutre.
Il hocha la tête.
— Il n'y a personne dans cette maison, à part vous, moi, et le chat noir posé sur votre oreiller.
Kristen esquissa un sourire.
— C'est Nostradamus. Il consent parfois à me laisser dormir dans mon lit, expliqua-t-elle.
Reagan éclata de rire, et le cœur de Kristen fit un bond dans sa poitrine. Il était vraiment beau garçon. Et il avait l'air gentil.
Mais c'était quand même un homme. Comme tous les autres, sans doute.
— Vous avez appelé votre chat Nostradamus ? demanda-t-il en souriant.
Elle hocha la tête.
— Oui. Méphistophélès n'est pas encore rentré. Il doit être en train de chasser des souris dans le quartier.
Le sourire de Reagan s'élargit.
— Nostradamus et Méphistophélès... Le prophète de la fin du monde et le diable lui-même. Pourquoi pas Mistigri ou Boule-de-poil ?
— Je n'ai jamais pu me résoudre à leur donner des petits noms mignons, répondit-elle d'un ton caustique. Cela ne leur irait pas du tout. Quand je les ai recueillis, ils ont ravagé trois tapis en moins d'une semaine...
— Si vous prenez un chien, il faudra l'appeler Cerbère, alors, plaisanta Reagan.
Elle sourit faiblement. Il faisait des efforts pour détendre l'atmosphère, et elle trouvait ça plutôt charmant.
— Ah oui, le molosse à trois têtes qui garde les Enfers... J'y penserai. Voulez-vous du thé ? J'en bois la nuit, quand je suis énervée. J'espère que cela m'apaisera ce soir, et que je pourrai dormir.
— Non merci. Il faut que je rentre chez moi et que je dorme quelques heures, moi aussi. Je dois retrouver Mia et Jack à l'aube, demain matin.
Soudain rappelée à la réalité, Kristen crispa les doigts sur la théière.
— Par qui allez-vous commencer ? murmura-t-elle.
Il haussa ses larges épaules.
— Par Ramey. On va procéder dans l'ordre où il les a tués.
Kristen se força à verser du thé dans une tasse, mais ne put réprimer une grimace en voyant ses mains qui tremblaient. Elle renversa quelques gouttes du breuvage brûlant sur le vieux comptoir.
— Oui, c'est logique, fit-elle.
Elle leva les yeux vers lui et constata qu'il la regardait avec la même intensité que dans le bureau de Spinnelli. Elle lut de l'inquiétude dans ses yeux, et redressa machinalement le dos. Elle n'était pas une faible femme. Elle avait beaucoup de défauts, sans doute, mais la faiblesse n'en faisait pas partie.
— J'aimerais venir, moi aussi, lança-t-elle.
Il réfléchit un instant à cette proposition.
— Je suppose que c'est dans l'ordre des choses, finit-il par dire. N'oubliez pas de mettre de bonnes chaussures.
Elle baissa les yeux vers sa tasse de thé et releva aussitôt la tête.
— Le problème, c'est que je n'ai plus de voiture, marmonna-t-elle, l'air contrarié.
— Je viendrai vous chercher à 6 heures du matin.
— Merci, c'est gentil. Je louerai une voiture dès demain. Mais je ne voudrais pas vous déranger...
— Ce sera avec plaisir, Kristen. Ça ne me dérange pas.
Il était sincère, c'était évident. Et cette sollicitude troublait un peu Kristen.
— Alors...
Il fit un pas en avant.
— Il faut que je file.
S'arrêtant sur le seuil de la cuisine, il ajouta :
— Félicitations pour vos travaux de rénovation. C'est très réussi.
Elle serra entre ses mains la tasse brûlante, absorbant la chaleur de la porcelaine. Elle se rendit compte qu'elle avait très froid.
— Merci pour le compliment, dit-elle. Et encore merci pour m’avoir raccompagnée... Et pour le sandwich grec.
Il observa un instant le visage de Kristen, l'air perplexe.
— Vous êtes vraiment sûre que vous voulez rester ici ?
Elle sourit d'un air déterminé, même si elle sentait sa résistance faiblir tout à coup.
— Absolument. Vous devriez aller dormir. 6 heures du matin... ça ne vous laisse pas beaucoup de temps pour vous reposer.
Abe lui jeta un dernier regard hésitant avant de franchir le seuil et de s'arrêter sous l'auvent. Au travers du rideau de gaze de la porte vitrée, il la vit tirer le verrou et activer l'alarme. Il fut tenté, un instant, de retourner la voir et de l'obliger à choisir la sécurité relative d'une chambre d'hôtel. Mais cela ne le regardait pas, au fond. Kristen Mayhew était adulte, et parfaitement capable de prendre elle-même ce genre de décision.
Il démarra sa voiture et s'engagea dans la rue. Une pensée lui traversa soudain l'esprit : elle ne l'avait pas appelé « inspecteur ». Elle ne l'avait pas appelé Abe non plus. Ils avaient conversé pendant une heure, et elle avait soigneusement évité de le désigner.
Et alors ?
Pourquoi ce détail l'agaçait-il ? Il n'y avait aucune raison que cela le préoccupe. Il n'y avait d'ailleurs aucune raison qu’elle le préoccupe. Elle était jolie, c'était indéniable. Mais il n'allait pas tarder à rencontrer d'autres jolies femmes, maintenant qu'il ne travaillait plus dans la clandestinité. Pendant cinq ans, il n'avait pu nouer aucun lien personnel, et avait à peine trouvé le temps d'aller voir ses proches : ses frères et sœurs, ses parents, et même Debra. Toutes les fois qu'il l'avait fait, c'était en craignant à chaque pas d'être suivi, en redoutant de les mettre en danger, par sa simple visite.
A présent qu'il était débarrassé du poids du secret et de l'isolement, il réintégrait un environnement normal, au sein duquel des collègues entretiennent sans se cacher des relations professionnelles et amicales. Il était tout naturel qu'il soit tenté de nouer des liens, en ce premier jour de liberté. Et il était non moins naturel de trouver Kristen Mayhew séduisante, car elle avait, à sa manière, beaucoup de charme.
A la vérité, elle était encore plus belle que lors de leur première et brève rencontre, quelques années auparavant.
Dorénavant il pouvait, sans le moindre remords, laisser libre cours au désir qui lui tenaillait les entrailles. Debra était morte. Vraiment morte. Après avoir survécu cinq ans dans les limbes de l’inconscience, elle avait finalement trouvé la paix éternelle. Il était temps qu'il se remette à vivre.
La première étape, c'était d'obtenir de Kristen Mayhew qu'elle l'appelle par son prénom. Ensuite, il aviserait...
De la fenêtre du salon, Kristen regarda les feux arrière de Reagan disparaître dans la nuit, plus troublée qu'elle ne l'aurait imaginé. Elle jeta un coup d'œil dans la rue, se demandant si le tueur était en train de l'épier, à cet instant. Mais la rue était déserte. Aucune fenêtre du voisinage n'était illuminée. Cependant, son malaise persistait, et Kristen ne savait pas trop s'il était dû à l'homme qui signait ses missives « votre humble serviteur », ou à celui qui avait tant rechigné à la laisser sans protection, dans un parking obscur.
Lentement, elle se dirigea vers sa chambre et s'assit devant le miroir de sa coiffeuse. Abe Reagan était bel homme. Grand. Brun. Bien bâti. Oui, il était vraiment très beau garçon. Elle n'était pas assez naïve pour ne pas avoir décelé dans ses yeux un intérêt tout particulier pour elle. Et elle était assez franche avec elle-même pour admettre qu'elle en avait été touchée.
Méthodiquement, elle retira les épingles qui maintenaient son chignon en place et les déposa dans le petit plateau en plastique dévolu à cet usage. Elle se regarda dans le miroir. Elle n'était pas belle. Elle le savait. Mais elle n'était pas non plus sans charme — elle en était bien consciente aussi. Elle voyait bien que les hommes la regardaient parfois d'un drôle d’air. Mais elle ne leur rendait jamais ce genre de regard. Elle ne leur prodiguait pas le moindre encouragement.
Elle avait déjà entendu plus d'un murmure de dépit sur son passage.
La reine des glaces. Voilà comment on la surnommait, dans les couloirs.
Il y avait du vrai dans ce sobriquet. En surface, en tout cas. Elle ne se dévoilait jamais à qui que ce soit.
Mais elle n'était pas assez froide pour ne pas reconnaître les hommes droits et bienveillants qui méritaient qu'on s'intéresse à eux. Elle en croisait, parfois — même si elle se gardait bien de leur faire des avances. Et elle n'était pas assez aveugle pour ne pas avoir constaté qu'Abe Reagan faisait partie du lot.
Mais même ceux-là attendaient davantage d'une femme que ce que Kristen était en mesure de leur offrir...
Elle sortit d'un tiroir l'album qui constituait son plus grand trésor et recelait ses plus grands regrets. Elle le feuilleta, s'attardant sur une photo, puis sur une autre. Comme toujours, elle finit par le refermer d'un geste résolu, et le rangea dans le tiroir. Elle avait besoin de sommeil. Abe Reagan viendrait à l'aube, pour l’emmener à la recherche du cadavre d'Anthony Ramey.
Elle aurait voulu regretter la mort tragique de ce dernier, mais ça, c'était trop lui demander.
Anthony Ramey était un violeur. Ses victimes étaient traumatisées à vie.
Elle était bien placée pour le savoir.
Jeudi 19 février, 00 h 30
Zoe Richardson ferma et verrouilla la porte d'entrée, après avoir renvoyé son amant à son épouse. Elle alluma son téléviseur. Elle avait programmé l'enregistrement du journal de 22 heures, sachant à l'avance qu'elle serait occupée à autre chose, à cette heure-là... Elle s'étira langoureusement, aussi agréablement surprise que la première fois qu'elle avait couché avec lui. Elle avait entrepris de le séduire en raison de sa fonction et de ses relations bien placées, mais cet homme faisait vraiment des merveilles, au lit. Elle n'avait jamais eu besoin de simuler. Pas une seule fois.
Mais le temps du plaisir était passé, et il fallait se remettre au travail. Elle rembobina la cassette, jusqu'à ce que les visages pleins d'entrain des présentateurs du journal télévisé apparaissent sur l'écran. Sa bonne humeur disparut, comme chaque fois qu'elle voyait quelqu'un d'autre occuper le siège qu'elle aurait mérité d'avoir.
J'ai pourtant tout fait pour y parvenir, merde !
Elle s'était consciencieusement chargée de chaque petit fait divers qu'on lui avait donné à traiter, tel un os à ronger. Mais ce temps était révolu. Grâce à ses nouvelles relations, elle ne tarderait pas à toucher le gros lot : le reportage qui la propulserait au poste de présentatrice du journal télévisé de l'une des plus grandes chaînes nationales. Elle allait devenir célèbre. Et, une fois qu'elle aurait atteint son but, elle comptait bien en profiter.
Ah, nous y voilà !
Elle vit son propre visage apparaître sur l'écran. Elle était filmée sur les marches du palais de justice, en train de rappeler aux téléspectateurs qu'elle avait interpellé le procureur Mayhew en début d'après-midi. Elle glosait sur l'échec qu'avait essuyé Mayhew, en tentant de faire condamner le fils du riche industriel Jacob Conti. Elle parvenait à merveille à paraître sérieusement attristée par cet acquittement scandaleux. En réalité, ce fiasco lui procurait une satisfaction infinie. Puis, elle se retournait — joli profil, Zoe,se dit-elle avec une pointe d'orgueil — et le cameraman faisait un gros plan sur le visage du célèbre Jacob Conti.
— Pouvez-vous faire part aux téléspectateurs de votre réaction au sujet du verdict clément dont a bénéficié votre fils ? demandait alors Zoe.
Le visage bien conservé de Jacob Conti arborait une expression de soulagement.
— Je ne saurais vous dire combien nous sommes soulagés, mon épouse et moi-même, de savoir que les jurés n'ont pu déclarer mon fils coupable. Cette accusation infondée a failli ruiner sa vie...
— Certains disent que c'est plutôt la vie de Paula Garcia qui est ruinée, et celle de l'enfant qu'elle portait, répliquait Zoe.
Conti fronçait alors les sourcils, surjouant la tristesse et l’affliction.
— Les Garcia ont toute ma sympathie, répondait-il. Je compatis de tout cœur avec eux, et je comprends leur chagrin... Mais mon fils n'en est pas responsable.
Zoe se regarda en train de hocher gravement la tête. A l'écran, elle faisait une moue affligée avant de poser la question fatale :
— Monsieur Conti, qu'avez-vous à dire au sujet de la corruption des jurés ?
Elle l'avait pris par surprise ! Mais l'industriel refoulait aussitôt son agacement, et répondait avec un aplomb remarquable :
— Je ne puis ajouter foi à de telles rumeurs, mademoiselle Richardson. Surtout pas à une rumeur dénuée de tout fondement.
Cela dit, il penchait la tête avec élégance, en guise de salut, avant d'ajouter d'un ton courtois :
— Pardonnez-moi, mais il faut maintenant que je retourne parmi les miens.
Le visage de Zoe réapparut sur l'écran.
— C'était l'industriel Jacob Conti, qui a exprimé ses condoléances à la famille de Paula Garcia, mais aussi son soulagement de savoir son fils innocenté...
Zoe interrompit la lecture. Elle dupliquerait ce passage plus tard, et l’ajouterait à la cassette où elle conservait ses apparitions à l'écran les plus notables. Une sorte de curriculum vitae en images. Elle se leva, se délectant du contact soyeux de son peignoir, qui frottait contre ses cuisses. Elle adorait la soie. Ce peignoir lui avait été offert par l'un des principaux collaborateurs du maire, avec lequel elle avait eu des contacts... poussés. Elle sourit. Cela n'avait duré qu'un temps. Dans ses moments de franchise, elle était capable de s'avouer que cet homme lui manquait un peu. Mais les vêtements de prix qu'il lui offrait lui manquaient bien davantage.
Bientôt, elle aurait les moyens de s'offrir elle-même ses sous-vêtements de soie. Bientôt, elle serait en mesure de s'offrir tout ce qu'elle désirait. Parce que, bientôt, ce serait sonvisage et sa voix auxquels l'Amérique se fierait, à l'heure du journal télévisé. Elle arpenta son salon d'un pas nerveux. Ce qui lui manquait, c'était un reportage pouvant marquer les esprits. Jusque-là, elle s'en était plutôt bien tirée, en épiant la Jeanne d'Arc des tribunaux, cette Kristen Mayhew. Son instinct lui disait qu'il fallait persister dans cette voie. Elle passa ses doigts manucurés sur sa manche de soie, en se demandant ce qu'allait faire sa magistrate favorite, le lendemain matin.
Jeudi 19 février, 00 h 30
L'écran de l'ordinateur luisait dans l'obscurité de la pièce. Grâce à internet, il savait que l'homme dont il avait tiré le nom, dans le bocal, habitait dans le quartier North Shore de Chicago, l'un des plus huppés de la ville.
Il aurait du mal à atteindre la cible numéro sept chez elle ou sur son lieu de travail. Il fallait donc l'attirer quelque part. Un endroit soigneusement choisi, pour qu'il ait tout loisir de lui infliger le traitement qu'elle méritait.
Il jeta un coup d'œil à la pile d'enveloppes qui brillait d'un blanc surnaturel à la lumière d'un réverbère, au travers des rideaux.
Mais, d'abord, il y avait une tâche qu'il devait accomplir.